N’est pas Guillaume Tel qui veut

La Société suisse de Zofingue m’a demandé à la fin 2023 une réflexion sur les relations entre Romands et Alémaniques. Dans la suite de mon livre, je leur ai livré ce texte paru au début 2024 dans la Feuille centrale.

Il y a quelques années, jeune journaliste, j’étais allé à la rencontre de Peter Bichsel. L’écrivain résidait dans la vieille ville de Soleure, et il m’avait reçu avec amabilité bien que morose ce matin-là, un peu ronchon. J’enquêtais sur le pays. Un drôle de pays, un pays étrange, et pourtant familier. « Romands et Alémaniques s’entendent parce qu’ils ne se comprennent pas ! », m’avait-il asséné d’entrée de jeu. Je trouvais la formule géniale, n’insistais pas trop, et la rapportais très fier à la rédaction. Depuis, elle a souvent été reprise pour expliquer le mystère. Celui qui veut que des communautés si différentes, de langues diverses, et de cultures autres puissent coexister pacifiquement, et gérer les affaires du pays sans coup férir. Un mystère que les étrangers perçoivent ainsi, qu’ils nous envient parfois, et que nous-mêmes sommes incapables d’expliquer. Sauf à dire : nous Suisses, nous ne nous comprenons pas.

La formule de Bichsel a beaucoup servi. Je n’y crois plus.

Romands et Alémaniques s’entendent parce qu’ils souhaitent s’entendre. Se comprennent-ils absolument ? Je pense que ce n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est qu’ils ont le désir de se comprendre. Ce désir-là est plus fort que tout, plus fort que l’on croit. Autrefois comme aujourd’hui. Je voudrais donc parler du désir, et de ce qui le nourrit.

« Historia magistra vitae », l’Histoire est une école de vie, dit Cicéron. Avec les années, nous avons appris de nos différences, nous avons fait l’expérience des dissensions, nous avons vu qu’il n’y avait pas d’épreuves que nous ne puissions surmonter ensemble. Quand on juge les relations entre Romands et Alémaniques, on ne tient souvent pas compte de cette école de vie. Vivre ensemble, c’est collecter des souvenirs attachants ou douloureux.

Le dimanche noir de décembre 1992, par exemple, fut un choc pour nous Romands. J’ai maudit les Alémaniques, « Nein Sager » impénitents, sauf les Bâlois, mais qui nous ressemblent davantage. J’ai été sifflé en Suisse romande, car ma voiture portait malencontreusement des plaques bernoises à ce moment-là. Avec pragmatisme, intelligence de situation, nous avons retissé nos relations avec l’Union européenne. Nous avons contracté moult accords. Je sais que le moment est plus tendu car nous devons recommencer à négocier et que le monde de la recherche souffre d’avoir été exclu du programme européen Horizon. Mais il faut placer tout cela sur l’échelle du temps long. A court terme, on craint volontiers le drame. Puis, nous faisons parler notre agilité. Nous, Suisses, visons juste. N’est pas Guillaume Tell qui veut. Nous avons résolu les problèmes les plus complexes, nous sommes sortis des situations les plus difficiles. Nous avons remonté la pente autant de fois qu’il a fallu. Il faut imaginer le Suisse heureux.

Je sais que l’on a souvent parlé de mariage de raison. Les intérêts supérieurs ne sont pas absents de la construction fédérale bien sûr. Nos livres d’histoire racontent les bonnes raisons que chaque canton a avancées avant de faire acte de candidature auprès de l’alliance. Mais avec le temps, l’amour est né, cela arrive. Un « Je t’aime, moi non plus » qui convient à ceux qui se font suffisamment confiance pour se parler franchement, assumer leurs différends, se dire parfois des méchancetés que l’on regrette aussitôt. Ailleurs, quand le désir disparaît, il ouvre la porte à tous les conflits, à toutes les guerres.

Le désir partagé des Suisses, c’est de vouloir paraître moins petit, de s’afficher à peine plus grand. Trouver la bonne dimension. Faire pays pour ne pas rester canton. Quelle que soit la culture, la langue, la religion, on s’est arrangé, on s’est associé. On a été durs à la tache ensemble, habiles ensemble, neutres ensemble, arrogants ensemble, lâches ensemble. On a aimé les mêmes mythes.

Entre Bichsel le pessimiste. Fritz Zorn le fataliste, Friedrich Dürrenmatt le cynique, Nicolas Bouvier le pérégrin, Paul Nizon le fugitif, ou Jean Ziegler, le directeur de conscience, à chacun de trouver sa voie dans un pays dont la complexité vous contraint à vous positionner, ou à fuir. Une journaliste française lisant mon livre sur la Suisse me dit tout à trac : « On voit que tu aimes ton pays… » La remarque n’était pas si bienveillante qu’elle en avait l’air. Le journaliste ne devrait aimer personne, le jugement pourrait en être altéré, semblait-elle dire. Je fus surpris. Mais elle avait perçu quelque chose d’essentiel. On découvre mieux son pays quand on le regarde de loin. Quand j’étais journaliste au Palais fédéral, scrutant jour après jour la politique et ses acteurs, je critiquais la lenteur des procédures. Je relevais les travers. J’épinglais les timides. Je saluais les téméraires. J’étais impatient. Les bonheurs étaient rares. En poste à Paris, je me mis à chanter le pays. « Une révolution de l’œil ».

Monsieur Bonhomme, est un industriel modeste qui accueille dans sa maison deux filous prêts à incendier sa maison. Mais il ne croit pas à leur méchanceté, et leur confie même des allumettes. Cela finit mal. Monsieur Bonhomme que Max Frisch imagine dans une pièce des années cinquante est un personnage dont la bonté naïve, et le refus d’ouvrir les yeux, vont causer la perte. On prête souvent au Suisse cette bonhommie béate, ce refus de vouloir se mêler au monde, d’en reconnaître la fureur.

Max Frisch conclut : « Quand on a encore plus peur / Du changement que du malheur, /Comment l’éviter, le malheur ? ». La Suisse ne ferme plus les yeux, elle n’est plus dans le déni, et n’a plus si peur du changement. Elle, si fière, si indépendante, a rejoint l’espace Schengen, ne rejette pas absolument l’idée de rejoindre l’OTAN un jour. Rester à l’écart, ne pas se mêler des affaires des autres et vivre heureux, n’est plus le projet absolu. Elle réfléchit librement à la neutralité qu’elle ne considère plus comme un bouclier protecteur qui la mettrait à l’abri des guerres. L’époque la bouscule bien sûr. Tout était plus clair quand tout se jouait entre Est et Ouest. Désormais, il faut compter avec une Russie menaçante, une Chine à l’affût, un « Sud global » imprévisible. Le « siècle rugit » à nouveau, pour reprendre l’expression d’Antonio Scurati à propos des années trente. La Suisse s’est spécialisée dans la paix, et le monde s’enflamme. Elle offre ses bons services, et le monde hésite. Elle propose son savoir-faire, et le monde préfère s’affronter. La voilà à nouveau en état d’apesanteur, contrainte de se réinventer. Elle garde des atouts bien sûr. La Suisse n’a pas de projet hégémonique. Elle n’a ni roi ni empereur à se faire pardonner. Depuis le 16e siècle, elle s’est gardée de lorgner sur ses voisins.

Le pays a grandi, mais les équilibres politiques se maintiennent, à peu de choses près, depuis 1919 et l’instauration du scrutin proportionnel. Le « Röstigraben » n’est plus le fossé infranchissable s’il l’a été un jour. L’expression est née par facilité de langage. Aujourd’hui, on mange pareil de Genève à St-Gall. Ou alors, l’inventaire des différences n’est pas rédhibitoire.

Je ne suis pas Stiller, répète à l’infini un autre personnage de Max Frisch, décidément inspirant. Dans le roman, tout le monde le reconnaît. Sa femme témoigne. Ses amis se réjouissent de le retrouver. Mais non, il persiste à nier : il n’est pas Stiller. Il n’est pas celui que les autres veulent qu’il soit. Les Suisses sont des Stiller en puissance. Fiers qu’on reconnaisse leurs qualités, mais gênés lorsqu’on persiste à les louer. Il faut y voir une forme de retenue calviniste qui a empreint finalement tout le pays quelles que soient les croyances. « Le pays silencieux dont les prophètes se taisent », dit Rilke.

Et l’âme dans tout ça ?

Un assemblage comme on dit des vins. Des cépages du sud, du nord. Des souvenirs communs, le sentiment de partager un sort, l’envie de vivre le même futur, la conviction que nous serons plus fort ensemble. C’est à la fois très clair, et encore assez flou. J’aime cette idée de l’assemblage, car on n’est pas juste Romand, juste Alémanique, ou un peu Tessinois. Quel que soit notre sentiment envers l’autre partie du pays, nous savons qu’il y a quelque chose qui nous dépasse, une référence commune, que nous n’arrivons pas toujours à bien définir. Un concile n’y suffirait pas. Alors, nous nous reposons sur des formules toutes faites, comme me le proposa naguère Bichsel. Mais est-il besoin de résoudre le mystère pour vivre heureux ?

Dans un article du « Spiegel » de 2009 qui avait déplu, le magazine allemand dessinait une Suisse ébranlée, et semblait se réjouir que le « Sonderfall » ne fût plus si exceptionnel, stigmatisant le secret bancaire, les fonds juifs en déshérence, les difficultés de l’UBS aux États-Unis, la chute de Swissair, et ironisant sur nos mythes. Il est vrai que le début du siècle avait été éprouvant. Il intitulait l’article : « Das Prinzip Kuh ». Il se référait à une vache rouge iridescente que l’ambassade de Suisse à Berlin avait installée sur son toit. 15 ans plus tard, nous pouvons affirmer que la Suisse s’est adaptée, qu’elle a su réagir, se corriger. Les « gnomes thésauriseurs » décriés par l’écrivain zurichois Hugo Loetscher se font moins arrogants. Les angoisses du siècle ne la font pas tomber dans les bras des populistes. La vraie césure est plutôt celle qui se creuse entre centres urbains et périphéries, entre ceux qui prospèrent, et se débrouillent, dans une société libérale et technologique, et ceux qui se sentent coincés sur le territoire, sans véritable perspective d’avenir. Et ce fossé-là ne suit pas le fossé linguistique.

J’ignore si la Suisse a une âme, mais elle a du génie.

Je me souviens de Soleure comme d’une ville sombre. Peut-être que c’était l’automne. J’y suis retourné récemment. L’ancienne capitale de la Suisse étincelait sous le soleil. Il est vrai que beaucoup de choses s’étaient éclairées depuis.

« Now and Then… », si nous devions recommencer, comme chantent les Beatles, il est sûr que nous Suisses, nous nous aimerions à nouveau.

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L’invention d’une nation