L’invention d’une nation
La “Suisse, l’invention d’une nation” est paru en 2017 aux éditions Nevicata. Mais nous venons de publier une nouvelle version, en avril 2023, qui comprend de nouveaux chapitres, et une interview de l’écrivain Giuliano da Empoli. Je vous propose ici le nouvel avant-propos.
Guillaume Tell hantait la première édition de ce livre. Le héros à l’arbalète disait beaucoup, me semblait-il, de la Suisse telle qu’elle veut apparaître : le souci jaloux de l’indépendance, la volonté farouche de n’avoir rien à redevoir au monde, un orgueil certain. Le défi de la pomme se voulait un test de précision, un tir à l’arc audacieux certes, mais à distance raisonnable. Une épreuve, pas si risquée au fond. Il y avait là déjà une réserve, un avant-goût de l’âme ramassée.
Tout cela reste. Mais la guerre en Europe bouscule la Suisse comme le monde. Quand la Russie entreprend l’invasion de l’Ukraine, le pays vit quelques jours en suspens. Puis, elle adopte soudain toutes les sanctions que l’Union européenne décrète. Surprises, l’Amérique et l’Europe saluent le geste : la Suisse neutre a pris position. Elle qui avait réussi à échapper à l’embrasement de deux guerres mondiales, non sans ambiguïtés ni compromissions, choisit cette fois clairement son camp. Rester à l’écart, ne pas se mêler des affaires des autres, mais panser leurs plaies, et vivre heureux, le programme qui nous convenait si bien ne sonne plus honorablement.
Plus possible de biaiser. Les conséquences sont immédiates. La Russie annonce que la Suisse rejoint ses ennemis, et elle lui dénie toute crédibilité à jouer les bons offices. La neutralité qui nous qualifie depuis des siècles, avec tout ce que cela suggère de raisonnable, de sentiments nobles, d’intentions délicates, de volonté de ne froisser personne, cette neutralité-là ne serait donc pas un concept absolu, fixé dans le granit, un impératif catégorique ? En fait, il ne l’a jamais été vraiment, mais nous n’osions pas nous l’avouer. Ce n’est pas en se tenant loin du monde que la Suisse est plus vertueuse que les autres. Le renversement surprend malgré tout. Inimaginable il y a peu encore, il révèle une évolution profonde de la société, un changement de génération. Ses voisins immédiats l’incitent à sortir de sa zone de confort, à prendre des risques. « L’Europe s’est mise à bouger beaucoup plus vite que nos glaciers », disait autrefois l’écrivain Nicolas Bouvier[1].
L’hésitation déjà est révélatrice du moment d’effroi qui l’a saisie avant de se lancer bravement dans l’inédit. La Suisse craint l’erreur de jugement, qui la condamnerait devant l’Histoire.
Si nous nous étions abstenus, les Européens ne l’auraient pas compris, ils nous l’auraient fait payer. Le reproche d’égoïsme aurait immanquablement ressurgi, gâtant notre réputation, mettant à mal notre bonne foi. Le pays est lent, il s’est montré véloce. Les trois jours de réflexion que le gouvernement s’est accordés sont au fond peu de choses quand on considère le chemin parcouru. Mais ils ont paru terriblement longs. La guerre en Europe modifie la perception du temps.
L’hésitation déjà est révélatrice du moment d’effroi qui l’a saisie avant de se lancer bravement dans l’inédit. La Suisse craint l’erreur de jugement, qui la condamnerait devant l’Histoire. « Il faut toujours que des millions d’heures oisives s’écoulent dans le monde avant que n’apparaisse une heure d’une réelle importance historique », observe Stefan Zweig. La décision du Conseil fédéral est de ces heures-là, décisive.
La Suisse s’interroge donc. La neutralité ne devrait-elle pas être active, solidaire, ou coopérative, à choix ? Ou au contraire originelle, pure, absolue ? La question se pose, comme si le mot ne définissait plus la chose. Comme si la neutralité exigeait une précision, un qualificatif qui lèverait l’ambiguïté, réelle ou supposée. Mal nommer les choses, ce serait ajouter au malheur du pays. Tout Suisse a son avis. Certains sont effrayés. L’Union démocratique du Centre, encouragée par son inspirateur Christoph Blocher, lance une initiative réclamant la neutralité stricte, interdisant les sanctions contre un État belligérant. Le président du parti du Centre, Gerhard Pfister, juge, lui, au contraire, qu’il faut aller plus loin, livrer des armes à l’Ukraine, par exemple. Des experts militaires conseillent d’examiner sérieusement l’adhésion à l’OTAN. « A l’heure où la Finlande et la Suède décident de rejoindre l’OTAN, que signifie ce statut hérité des guerres du 19e siècle et qui a fait ses preuves de manière plus ou moins convaincante au cours des guerres du 20e siècle ? », analyse l’ancien ambassadeur suisse François Nordmann, dans le quotidien « Le Temps ». Il nous incite à nourrir concrètement le concept de neutralité, pas seulement à le brandir. La sécurité en Europe, c’est l’OTAN, il n’y a plus de doute. Et la Suisse, sans vouloir y adhérer, fait le choix, en revanche, de s’en approcher, au moins opérationnellement. La neutralité ne la retient pas.
La France, elle, rêve encore de jouer un rôle stratégique dans le monde. Besoin de grandeur d’un côté, envie de reconnaissance de l’autre. La France veut qu’on la craigne, la Suisse, qu’on l’aime.
Je suis à l’ambassade de Suisse à Paris cet automne 2021. Micheline Calmy-Rey, ancienne présidente de la Confédération, y défend l’idée que l’Europe pourrait, elle aussi, s’inspirer des institutions suisses, et adopter la neutralité. Ce que d’autres considèrent comme une faiblesse, elle en fait une force. Une politique de neutralité lui permettrait peut-être, dit-elle, d’unifier ses membres comme jadis elle permit à la Suisse de rassembler ses cantons. François Hollande, présent, écoute poliment. L’ex-président de la France sourit de la « provocation », mais il balaie vite la suggestion. Le monde est toujours aussi dangereux, dit-il, et seule une politique européenne de puissance, voire d’intervention, peut y répondre. Rien de ce qui se passe dans le monde ne peut la laisser indifférente. La « promotrice de la suissitude » pêcherait donc par naïveté.
Echange révélateur de ce que la Suisse signifie au monde. Elle se veut un havre de paix où l’on se rend les armes déposées à la porte. L’interlocutrice par excellence, experte à ramener la paix, par la grâce du dialogue, tout en étant prête à sanctionner ceux qui violent le droit international. Un « en même temps » idéal qui absout de tout. La France, elle, rêve encore de jouer un rôle stratégique dans le monde. Besoin de grandeur d’un côté, envie de reconnaissance de l’autre. La France veut qu’on la craigne, la Suisse, qu’on l’aime.
Si l’on réfléchit bien, la neutralité n’est plus vraiment aujourd’hui un bouclier sécuritaire. Ce n’est plus une affaire de défense nationale comme on le concevait autrefois. Le mythe est né à la fin de la Seconde guerre mondiale. La neutralité nous aurait protégé de tout, et notamment de l’invasion hitlérienne. Elle est, en revanche, un élément essentiel, et sans doute constitutif, de notre identité. La conviction, largement partagée, que la neutralité est au cœur de notre ADN, imprimée donc dans notre âme, mais qu’elle n’interdit pas de penser le monde et d’y agir.
En construisant des milliers d’abris antiatomiques dans tout le pays, la Suisse a suscité l’ironie du monde entier. Depuis, la guerre en Ukraine, nous procédons au recensement méthodique des abris, nous notons soigneusement l’adresse, nous chronométrons le temps qu’il faut pour nous y rendre. Lorsque nous possédons un abri privé en sous-sol, nous vérifions la porte blindée ; elle est lourde, souvent grinçante. Nous débarrassons l’abri des bouteilles et des pots de confiture, nous envisageons de démonter le « carnotzet ». Vous avez tous ri à nos obsessions, voilà que la réalité nous rattrape.
Retour en arrière. Nous sommes au début des années 2000. J’accomplis mon service militaire dans un bunker aménagé pour la communication en temps de guerre du Conseil fédéral. Il a été creusé à flanc de montagne, près d’un lac, dans le canton de Berne. Je ne peux préciser davantage, secret militaire oblige. Il est vrai que l’immense parking à l’entrée du bunker, en pleine campagne, a dû être repéré depuis longtemps. C’est là que le Conseil fédéral pouvait utiliser des studios de radio et de télévision pour communiquer avec le pays. Tout était prêt à fonctionner. A voir le président ukrainien Volodymyr Zelensky enregistrer des vidéos dans la rue grâce à un smartphone, on se dit qu’il n’est plus nécessaire de s’enterrer pour cela. A propos, dans nos scénarios stratégiques, l’ennemi était rouge, toujours, et déjà.
En revanche, la guerre n’a pas influé sur nos relations avec l’Union européenne. La Suisse rechigne toujours autant à rejoindre cette grande Europe. Elle veut bien se rapprocher de l’OTAN, miser sur l’organisation de défense pour assurer sa sécurité, mais l’adhésion à l’Union européenne lui fait toujours autant peur. En 2022, le rapport du Conseil fédéral sur l’OTAN a été approuvé sans contestation, ni éclat. Le rapport sur l’Europe a été rangé subrepticement dans un tiroir.
Pour capter l’âme, vaut-il mieux être bon public ou lecteur sévère ? Je ne crois pas qu’on puisse attraper l’âme avec de mauvais sentiments. Cela ne sert à rien de la brusquer, on risque de la faire fuir dans les tréfonds obscurs. Il faut s’en faire l’interprète attentif et bienveillant. L’âme s’apprivoise. Même le diable a échoué, rapporte la légende, lorsqu’il a proposé son pacte aux gens de la vallée de la Reuss, sur la route du Saint-Gothard : soit, la construction d’un pont indestructible sur la rivière, en échange d’une âme. De toute façon, il n’existe pas « d’exactitude de l’âme », dit l’écrivain autrichien Robert Musil, qui s’est installé à Genève, en 1939, et dont les cendres sont dispersées sur le mont Salève. Voilà qui nous sert opportunément d’excuse.
Nous nous choisissons donc des héros à notre mesure. Tell était malin, précis, froid. Ni Ulysse fuyant et retors, ni Achille ombrageux.
Chez Tell, il y a de la bravoure, mais pas de panache. Le suspens de la flèche n’en est pas un. Le coup de la pomme ne nous fait pas frémir. Le héros est un fonctionnaire consciencieux, qui fait le job. Viser la pomme sur la tête de son fils est un travail comme un autre, il suffit d’être à l’heure, et précis. La précision chirurgicale est ennuyeuse. Je ne crois pas que nous soyons doués pour la poésie. « On ne parviendra pas au cœur de la névrose et de la psychose sans l’aide de la mythologie et de l’histoire de la civilisation », assure le psychiatre suisse Carl Gustav Jung. Nous nous choisissons donc des héros à notre mesure. Tell était malin, précis, froid. Ni Ulysse fuyant et retors, ni Achille ombrageux.
Les temps changent, nous envisageons sérieusement d’élire un nouvel héros. Roger Federer, le champion de tennis est la personnalité la plus admirée et la plus aimée du moment. Il prend sa retraite. Nous établissons la liste définitive de ses exploits. La sanctification exige cet inventaire. Il rejoint le Panthéon de nos dieux. Ferdinand Hodler peint Guillaume Tell bras droit levé disant stop, le corps lourd, l’assise solide, prêt à faire barrage. Federer, lui, monte au filet, smashe, prend des initiatives heureuses de légèreté. Il danse. Tell est le héros de la résistance, Federer, le héros de la conquête. La Suisse se voit comme ça désormais : tout en initiative, en coups slicés, fière qu’on la distingue et l’applaudisse, vive, moins soucieuse de discrétion. Elle brode un nouveau récit. J’en suis conscient. Je m’en amuse. Elle est entrée dans le 21e siècle. Il fallait bien ce deuxième livre.
[1] Nicolas Bouvier, Du coin de l’œil, Ed. Héros-limite, p. 158.